Etoile des permutations
La mathématicienne Mathilde Bouvel a remporté le Prix Marie Heim-Vögtlin 2017. Rencontre avec une chercheuse étonnée de susciter de l’intérêt.
Beau. L’adjectif revient constamment quand Mathilde Bouvel parle de mathématiques. A l’entendre il s’agit d’un critère objectif. "Lorsqu’il suffit de peu de mots et d’arguments et qu’on voit que quelque chose s’assemble…c’est beau." Tout simplement. Cette quête de beauté représente même un but en soi. "Quand un résultat est beau, qu’il a l’air évident sans même voir de démonstration, on sait que c’est un résultat intéressant." Un peu comme lorsqu’une gymnaste maîtrise si bien un exercice qu’il en a l’air facile. Sauf que la scientifique ne fait pas des pirouettes, elle assemble des nombres.
Son domaine, c’est la combinatoire, une branche des mathématiques liée aux probabilités et aux statistiques ou "la science de compter" comme elle la définit. Sa spécialité, les permutations, soit "combien y a-t-il de façons possibles d’ordonner un ensemble de nombres entiers de 1 à n", comme les 52 cartes d’un jeu de cartes ou les 22’000 gènes du génome humain. La chercheuse à l’Institut de mathématiques de l’Université de Zurich se distingue tout particulièrement dans l’étude des permutations évitant des motifs, soit les façons d’ordonner les nombres qui ne font pas apparaître un sous-ordre donné, comme une suite de trois nombres en ordre croissant, par exemple.
Créatrice de savoir
Abstrait? "Justement, répond, les yeux pétillants, la Française à la longue tresse. Cela correspond à ma manière de penser. En maths on n’a besoin de rien, sauf d’un papier et d’un crayon…c’est un peu magique". L’absence d’application directe de ses recherches ne lui pèse guère. "Je crée du savoir et je le transmets, explique-t-elle. Cela stimule les esprits, et peut-être que ceux-ci l’utiliseront un jour pour créer des applications concrètes." Celles-ci pourraient se trouver dans des sciences comme la génomique, l’informatique, ou encore la physique statistique. La docteure en informatique de l’Université Paris-VII n’est pas pressée. "Si l’on avait dit au mathématicien Joseph Fourier que ses travaux du début du 19ème siècle révolutionneraient l’industrie de la musique près de 200 ans plus tard grâce à l’algorithme de compression audio mp3 qui en a découlé, il aurait eu du mal à y croire."
La passion pour la recherche fondamentale en mathématiques n’est toutefois pas facile à partager. Cette maman d’un garçon de trois ans et d’une fille de cinq mois se dit donc "la première surprise" de recevoir le Prix Marie Heim-Vögtlin 2017, récompensant pour la qualité exceptionnelle de ses travaux et la progression de sa carrière, une chercheuse ayant dû interrompre ou réduire son activité en raison de sa situation familiale. "Je m’étonne toujours lorsque des personnes extérieures trouvent mon travail intéressant", avoue-t-elle. Mais elle est aussi la première à s’en réjouir. "Cette reconnaissance me fait tellement plaisir, je vais mettre le prix en gras dans mon CV", rigole-t-elle. Elle espère aussi en tirer la confiance nécessaire pour balayer les craintes de discrimination positive qui l’assaillent régulièrement. "Lors d’une évaluation, je me demande à chaque fois si l’on n’a pas été plus sympa avec moi parce que je suis une femme… je crois que je ne m’en déferai jamais."
Quant aux 25'000 francs dont est dotée la distinction, outre à "inviter ses collègues dans un bon restaurant", ils serviront à payer la première année de crèche de sa fille. "Cela s’inscrit dans la continuité du prix, destiné à aider les femmes à continuer leur carrière scientifique tout en fondant une famille."
Informatique et natation synchronisée
Aussi loin qu’elle s’en rappelle, la chercheuse de 34 ans a toujours adoré les maths. "Enfant, je me jetais sur la page de jeux mathématiques de la revue scientifique de mon père, même si je ne parvenais pas à les résoudre", raconte cette fille d’un psychiatre et d’une infirmière anesthésiste. La petite rousse, timide et souvent première de classe, ne s’épanouit pas particulièrement à l’école. "Les enfants peuvent être très durs lorsqu’on ne fait pas comme les autres." Qu’importe. Elle se fait des amies dans le cadre de son autre passion, la natation synchronisée, à laquelle elle consacre jusqu’à 15 heures par semaine. "J’aimais l’aspect exigeant de ce sport qui requiert souplesse, muscle et technique." Elle s’implique particulièrement dans la création des chorégraphies pour lesquelles son esprit mathématique semble tout destiné. "Prévoir les déplacements pour que les formations passent de manière fluide du carré au diamant ou encore au cercle me plaisait énormément."
La jeune femme originaire de Lorraine trouve sa place hors des bassins lorsqu’elle entame son cursus scientifique. Après le lycée, elle étudie l’informatique à Paris puis gagne Bordeaux pour un poste de chargée de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au laboratoire bordelais de recherche en informatique. C’est là qu’elle rencontre son futur mari, spécialiste de combinatoire, comme elle. En 2012, ce dernier se voit offrir une place de professeur assistant à l’Université de Zurich. "Il a répondu qu’il était intéressé, mais qu’il avait besoin de deux postes", s’amuse-t-elle. Mathilde Bouvel postule -et obtient- alors une bourse Marie Heim Vögtlin pour réaliser un post-doc dans la même institution. Son poste de chercheuse est maintenu lorsque la bourse prend fin.
Changer l’image des maths
Aujourd’hui, la mathématicienne qui parle couramment anglais, italien et se débrouille en allemand, mène plusieurs recherches en lien avec les permutations et donne un cours hebdomadaire sur les fondements des mathématiques. Elle a également à cœur de décloisonner son sujet. "J’ai envie de faire changer le cliché des maths qui veut que soit on est un "geek" et on adore, soit on déteste." Dans cette optique, elle participe à des colonies de vacances alliant mathématiques et activités en plein air destinées à des jeunes défavorisés, afin de les inciter à poursuivre leurs études, en mathématiques ou dans d’autres sciences. "La première édition a eu lieu il y a six ans et des cursus brillants en sont sortis, c’est super."
Dans deux ans, la chercheuse et son mari devraient rentrer en France, où les attendent des postes de chargés de recherche. Mais rien n’est encore décidé. "Nous nous plaisons beaucoup à Zurich et resterons si nous en avons la possibilité." Une chose est sûre: où qu’elle se trouve, tant qu’elle aura accès à un papier et un crayon, Mathilde Bouvel poursuivra sa quête de beauté mathématique.
Entre informatique et mathématiques
Née à Nancy en 1983, Mathilde Bouvel est chercheuse à l’Institut de mathématiques de l’Université de Zurich. Cette spécialiste de la combinatoire a obtenu son doctorat en informatique en 2009 à l’Université de Paris VII, en co-tutelle avec le département des systèmes informatiques de l’Université de Florence. Depuis 2010, elle est chargée de recherche pour le Centre national français de la recherche scientifique (CNRS). Elle est mariée et a deux enfants.