Biologie, Internet et rock’n’roll
Il a vendu ses peintures sur Internet, lancé plusieurs sites Web et joué en ouverture de Lenny Kravitz. Rencontre avec le biologiste Marcel Salathé, l’un des rares experts mondiaux en épidémiologie numérique. Par Sophie Gaitzsch
(De "Horizons" no 108 mars 2016)
Un pionnier de l'épidémiologie digitale? "Mmm, plutôt une des personnes qui a commencé à travailler tôt dans ce domaine", nuance Marcel Salathé avec circonspection. Le biologiste bâlois de 40 ans utilise les nouveaux moyens de communication numérique pour étudier les maladies et leur propagation. Lorsqu'il parle de lui, il affiche une modestie toute helvétique. Il suscite pourtant l'admiration de ses pairs. "Marcel a été l'un des premiers à considérer Twitter comme une source d'information en matière de santé, note Andrew Read, un ancien collègue de l'Université d'Etat de Pennsylvanie. Beaucoup l'ont alors pris pour un fou. Son cerveau est toujours en train de penser à la prochaine idée, et il ose se lancer."
Twitter et grippe porcine
Après huit ans passés aux Etats-Unis, à l'Université Stanford puis en Pennsylvanie, Marcel Salathé a rejoint l'EPFL à l'été 2015 où il a fondé le Laboratoire d'épidémiologie digitale. Dans son nouveau bureau du Campus Biotech à Genève, sa retenue fait place à un enthousiasme à l'américaine lorsqu'il évoque son domaine de recherche. "Les gens adorent discuter de leur soucis de santé sur Facebook ou Twitter, qui représentent ainsi une source d'information inépuisable pour les scientifiques. Autre exemple, la localisation des téléphones portables permet de suivre les mouvements de population en cas d'épidémie. Ces nouveaux flux de données sont rapides, mais surtout globaux. Des centaines de millions de personnes qui n'ont pas accès au système de santé traditionnel ont désormais un smartphone."
L'une de ses recherches récentes a utilisé Twitter pour analyser les effets secondaires des traitements contre le virus HIV. Un autre travail porte sur les effets des messages pro et anti-vaccins au moment de la grippe porcine. "L'idée d'utiliser les outils numériques pour améliorer la santé n'en est qu'à ses débuts. A long terme, les soins vont être bouleversés et devenir plus intelligents et plus efficaces." Ces nouveaux outils, le chercheur n'hésite pas à les expérimenter personnellement. Il brandit son poignet équipé d'une smartwatch au bracelet orange fluo: "Elle mesure le nombre de pas que je fais en une journée, la quantité de calories que je brûle. J'ai réalisé que cela influence mon comportement. Les jours où je n'ai pas assez bougé, on peut me voir descendre et monter les escaliers comme un dératé avant d'aller me coucher!"
Marcel Salathé poursuivra aussi son projet PlantVillage, une app qui aide les cultivateurs à diagnostiquer les maladies des plantes en partageant et commentant des photographies postées en ligne. Le chercheur apporte à l'EPFL son optimisme débordant pour les MOOCs, ces cours universitaires en ligne ouverts. Il dit se sentir à l'aise hors des sentiers battus. Ceux qui l'ont côtoyé insistent d'ailleurs sur son profil "atypique". Fils d'un policier et d'une employée de bureau, le Bâlois choisit d'abord d'étudier la biologie "par exclusion", à l'Université de Bâle: "Tout le reste me semblait ennuyeux. J'étais un adolescent anxieux, et la nature était l'un des seuls endroits où mon esprit trouvait le calme." La matière se révèle finalement "incroyablement inspirante", et le jeune homme se découvre bientôt une seconde passion: la programmation Web.
Le biologiste peintre
Il quitte l'université et fonde une startup de vente en ligne, avant de retourner à ses études tout en continuant de travailler comme programmeur. "A la fin des années 1990, tout le monde était autodidacte. Cette expérience m'a donné une liberté mentale aujourd'hui." Marcel Salathé a depuis initié d'autres projets Internet et vient de publier un ouvrage intitulé "Nature in Code", un manuel qui lie programmation et biologie. "Marcel veut avoir un impact, note son ancien collègue Andrew Read. Pour y arriver, il est prêt à mener à bien ses projets en dehors du cadre académique, en lançant une entreprise ou une app." Un homme ambitieux? "Oui, mais d'une manière sympathique."
Son doctorat à ETH Zurich dans les années 2000 – où il se distingue par une capacité de concentration "exceptionnelle" et la publication d'une dizaine d'articles, selon son directeur de thèse Sebastian Bonhoeffer – est l'occasion de nouvelles expérimentations. Il met en vente sur Internet 1000 tableaux qu'il réalise lui-même et dont le prix est fixé notamment en fonction de la demande. Chaque toile ne représente qu'un nombre, de 1 à 1000, toujours sur le même modèle. Le concept séduit le public et trouve un écho dans les médias de nombreux pays. "Marcel a toujours eu un sens aigu de ce qui fonctionne ou pas dans le monde numérique, commente Sebastian Bonhoeffer. Il s'est ainsi retrouvé sur des plateaux de télévision pour débattre de ce qui est ou n'est pas de l'art."
Pourquoi choisir?
A la même époque, Marcel Salathé s'est illustré au sein du groupe de rock bâlois Phebus. La formation a rencontré un certain succès, signé avec la maison de disques britannique EMI et s'est même produite en première partie de Lenny Kravitz. "Une expérience amusante, sourit le biologiste, qui s'intéresse désormais à la musique classique mais continue de composer ses propres chansons. Aujourd'hui, j'essaie surtout de passer chaque minute de mon temps libre avec ma famille, dit le père de deux enfants de 3 et 6 ans, qui a posé ses valises près de Morges. Et cet été, j'essaierai d'aller faire de la randonnée. Je suis d'ailleurs toujours à la recherche de quelqu'un qui voudrait m'accompagner pour traverser la Suisse. Avis aux amateurs!"
Scientifique, entrepreneur, auteur, musicien: les nombreuses casquettes de l'insatiable chercheur ne le desservent-elles pas? "J'envie les scientifiques qui consacrent toute leur énergie à une seule discipline. Etre actif dans différents champs de recherche donne parfois l'impression d'un manque de profondeur dans certains domaines. Mais à une époque où la science est interdisciplinaire, s'engager en dehors de sa zone de confort constitue aussi un atout. Après tout, pourquoi préférer une approche à une autre?"
Sophie Gaitzsch est journaliste à Genève
Un touche-à-tout
Marcel Salathé, 40 ans, est professeur de biologie à l'EPFL. Il a étudié à l'Université de Bâle, obtenu un doctorat à ETH Zurich et fait un postdoc à l'Université Stanford avant d'être nommé professeur assistant à Penn State. L'expert en épidémiologie numérique a auparavant lancé des sites Internet et des apps (Netzfaktor, Plantvillage), joué dans un groupe de rock et vendu 800 tableaux sur le Web. Il est marié et père de deux enfants.