L'anglais sous les palmiers
Les langues évoluent sans cesse. Tobias Leonhardt, sociolinguiste à l'Université de Berne, étudie en Océanie les facteurs de ces changements.
(De "Horizons" no 111 décembre 2016)
Les îles Kiribati sont fort éloignées de l'Université de Berne, à 14 466 kilomètres à vol d'oiseau. Le voyage nécessite plusieurs escales, notamment en Australie. Depuis là, Air Nauru assure la liaison jusqu'à l'atoll de Tarawa. Lors de ma visite en 2015, j'ai effectué les derniers kilomètres en pirogue. Une fois arrivé à destination, j'ai vécu trois mois chez Amon, Tekinati et leurs enfants, dans des huttes construites avec des feuilles de palmiers et de pandanus. Ces gens sympathiques et ouverts sont devenus ma famille de Kiribati. L'absence d'eau courante et l'électricité qui ne fonctionnait que de façon sporadique ne m'ont pas gêné. La coupe du toddy le matin et le soir, un travail qui consiste à entailler les inflorescences des palmiers afin d'en recueillir le jus, représentait un bon dérivatif.
Amon et Tekinati parlent anglais et ont pu m'aider à établir des contacts. J'étudie comment cette langue a évolué pendant et après la période coloniale. Anciennement sous domination britannique, les Kiribati ont accédé à l'indépendance en 1979. A première vue, il ne devrait pas être difficile de trouver des personnes parlant anglais dans un Etat dont c'est la deuxième langue officielle, d'autant plus que les enfants avaient l'interdiction d'utiliser leur idiome maternel dans le périmètre de l'école. Mais la plupart des habitants ne maîtrisent en fait que quelques phrases, comme "Where are you going?", ce qui signifie pour eux plutôt: "Comment ça va?"
"I-Matang, I-Matang"
Peu d'étrangers se rendent aux Kiribati. Le confort et les activités balnéaires y sont limités. Tout Européen qui quitte la capitale Tarawa-Sud attire la curiosité. "I-Matang, I-Matang" (un blanc, un blanc), crient les enfants. Mais les gens sont accueillants. On est sans cesse invité à manger par des inconnus. Il a donc été facile de nouer des contacts. Et c'est aussi ainsi que j'ai finalement trouvé mes locuteurs anglais.
Je suis sociolinguiste et étudie comment la culture et la société influencent la langue. J'ai essayé de mener des conversations aussi naturelles que possible, utilisé des microphones discrets. Nous avons simplement parlé de ce qui nous faisait plaisir. J'ai évoqué les montagnes suisses et les saisons. Les I-Kiribati, c'est ainsi que l'on appelle les insulaires, m'ont raconté leur vie dans une société où l'argent joue un tout autre rôle, où presque personne n'a accès à Internet et où une grande partie de la nourriture provient des plantes et de la mer. C'était très intéressant.
De retour en Suisse, l'analyse des données recueillies est moins variée. J'étudie comment la prononciation de l'anglais des Kiribati se distingue de formes plus standardisées. Cela nécessite de réécouter maintes fois les enregistrements afin de tout transcrire correctement. Mais j'ai déjà obtenu de premiers résultats. J'ai ainsi découvert des variations intéressantes dans la prononciation des couples de consonnes anglaises p / b, t / d et k / g. Dans chaque paire, la première est sourde et la dernière sonore – comme dans pea / bee, tea / dear ou key / gear. Sur les îles Kiribati, il n'y a qu'un seul type de consonne qui se situe plus ou moins entre les deux. Certains locuteurs, plutôt jeunes, sont capables de faire la distinction en anglais. D'autres, plutôt âgés, n'y arrivent pas.
Langue et changement climatique
Ma recherche n'est qu'un élément dans la description globale des variétés d'anglais en Micronésie. Je collabore avec d'autres doctorants qui récoltent des données (grammaire, vocabulaire et accents) sur quatre autres îles. Nous documentons ainsi la situation linguistique dans l'ensemble de la région. Il s'agit d'une démarche importante, car les Kiribati sont particulièrement menacées par la montée des eaux. Selon certains pronostics, les archipels pourraient avoir disparu dans cinquante ans. Du point de vue sociolinguistique, il serait intéressant de connaître l'impact de cette menace sur la langue. Les jeunes apprennent-ils mieux l'anglais sachant qu'ils devront peut-être un jour émigrer en Australie ou en Nouvelle-Zélande? Nos recherches contribueront peut-être aussi à attirer l'attention sur ce coin du globe très mal connu ou à développer un meilleur matériel pédagogique.
Propos recueillis par Christian Weber, journaliste.